Nantes

Nantes

De Scopitone à Paco Tyson, le cœur de Nantes vibre depuis longtemps au rythme de l’électro. Et du Nid à la Nef, tous les lieux sont utiles. Tournée des grands-ducs dans une ville qui sait garder la cadence.

Le dessinateur et plasticien Jean Jullien a de l’humour. Au Nid, son « bar-œuvre » au trente-deuxième étage de la Tour de Bretagne, il a posé sur le sol une drôle de sculpture en plastique d’environ vingt mètres : une cigogne blanche aux yeux mi-clos, ivre peut-être ou simplement endormie, à moins qu’elle ne couvre d’un œil discret sa couvée alignée le long des baies vitrées : une centaine de fauteuils-œufs, à la signature pop seventies…

On pousse la porte des Jeudis électro du Nid. Beau lieu, belle ambiance ! Deux cents personnes, dont un fort contingent de trentenaires et de quadras, se trémoussent au son de la house « up tempo » de l’excellent DJ A.N.A.X.A.N.D.E.R. Dehors, la ville scintille dans la nuit. Des abords de la cathédrale au plateau de la Durantière, du quartier de la Beaujoire au village de Trentemoult, des myriades de grues sont illuminées. La ville se construit et s’étend…

A Nantes, le cœur a toujours battu pour l’électro. A la veille de la seizième édition du festival Scopitone, son discret programmateur, Jean-Michel Dupas, 48 ans, aurait de quoi bomber le torse. Après le « doyen » Astropolis, lancé à Brest en 1995, Scopitone est depuis 2002 le deuxième festival électro soutenu par une mairie dans notre pays. A l’époque, la techno sentait encore le soufre.

« Les premières années, les gens ne comprenaient pas trop ce que nous voulions faire, sourit Dupas, un festival de musique électronique ou de plasticiens ? Tant mieux s’ils se posent encore la question… » Il a raison : à Nantes, l’électro n’est pas facile à « lire ». Elle est à la fois partout et nulle part, dans de nombreux bars, de plus rares discothèques (Le Macadam, le CO2, le New Factory, le LC club), mais aussi dans les fêtes éphémères et les salles de spectacles « officielles », presque insaisissable à force d’être mouvante, volatile…

Heureusement, certains événements courus par le gotha électronique permettent de rencontrer du monde. Au-dessus de la centrale thermique de Cordemais, passent cinq cigognes… On a embarqué sur la Loire à bord de la vedette Iroko pour la première des Ecoutilles, une douzaine de « croisières musicales nocturnes » qui ont lieu de début juillet à début septembre. La ballade électro est sponsorisée par Le Voyage à Nantes, l’incontournable raout touristico-culturel imaginé par le grand mamamouchi des événements nantais Jean Blaise.

La house music, c’est bon pour le moral. Le capitaine de l’Iroko semble détendu, dirigeant négligemment de la pointe du pied sa barre à roue. Naviguer en compagnie de cent cinquante « clubbers » radieux, ça le change des livraisons de bois entre l’estuaire de Saint-Nazaire et Belle-Ile-en-Mer ! Mais si, par malheur, le bateau venait à couler avec ses passagers organisateurs de soirées, cela ferait de gros trous dans l’agenda nantais : disparition des goûters électroniques pour dix mille personnes dans le Jardin des berges ; fin des soirées Paradise dans la salle municipale Stereolux ; et, peut-être encore pire, fin du Lieu Unique, la seule scène nationale française qui, depuis vingt ans, organise des soirées clubbing gratuites tous les vendredis et samedis. Ce serait mille fois hélas !

“On assiste à un ébouriffant regain de la scène underground”

Evitons de noyer les cent cinquante passagers de l’Iroko, tous ont un témoignage encourageant à nous apporter. « Nantes s’était un peu endormie. On assiste à un ébouriffant regain de la scène underground », s’enthousiasme Daniel Bono, 43 ans, dont les soirées Paradise fêtent cette année leurs 20 ans. Il en apporte deux preuves irréfutables. L’an passé, une équipe de Boiler Room, une chaîne anglaise du Net, et référence mondiale de l’électro, est venue filmer au Nid les DJ sets de quatre musiciens nantais : Jäfar, Raphaël Fragil, Valentin Vidock et Myako.

Et puis, en avril dernier, pour sa première édition, le festival Paco Tyson, a planté ses quatre chapiteaux dans le quartier de Carquefou, sous les fenêtres de l’Ecole polytechnique. En invitant aux platines, durant deux nuits et un after, des figures comme l’Américain Derrick May ou le français Manu Le Malin, aux côtés d’une trentaine de DJ’s moins connus, et souvent nantais, le festival Paco Tyson a attiré 13 500 personnes.

Depuis neuf ans, les soirées Sweat Lodge (« usine de sudation »), où l’on vient déguisé, connaissent un énorme succès. Les voici justement, nos Batman et Robin de l’underground, sirotant un jus dans le hall de l’hôtel La Pérouse : Nicolas Viande, 36 ans, et Julien « Chichi » Laffeach, 34 ans, les deux fondateurs de Paco Tyson. Quand l’un commence une phrase, l’autre, complice, la termine. Ils ont trouvé à la fois mystérieux et rigolo d’inventer un personnage dont le nom sonne américain (ils le prononcent « paco taïsonne ») mais inspiré en réalité d’un proverbe on ne peut plus franchouillard : « Noël au balcon… pâques aux tisons ».

Depuis neuf ans, Nicolas Viande installe ses chapiteaux un peu partout en ville et dans la région. Ses soirées Sweat Lodge (« usine de sudation »), où l’on vient déguisé, connaissent un énorme succès. Mais il préfère évoquer une histoire plus ancienne. « En 2001, Jean-Marc Ayrault, rappelle-t-il, alors maire de Nantes, et président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, était monté au créneau contre l’amendement du député de droite Thierry Mariani qui prévoyait la saisie des sound systems par la police en cas de fête “non autorisée” ». Beau moment de cacophonie chez les socialistes, Daniel Vaillant, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement de Lionel Jospin, était en revanche favorable aux saisies.

“Notre manque de folie et de lieux dédiés à la techno est flagrant”

« Jospin avait tranché en faveur d’Ayrault. Une belle victoire politique pour la techno ! » A en croire Nicolas Viande, dans l’Ouest, les élus feraient preuve depuis cette époque de davantage d’empathie envers les musiques électroniques. « Enfin, n’exagérons pas, nuance Julien Laffeach. Nous sommes une génération qui va faire la fête à Paris, Lyon, Barcelone ou Berlin, regardons ce qui se fait ailleurs ! Notre ville est certes plus petite, mais la mairie de Nantes et la préfecture sont en retard et frileuses, accordant au compte-goutte les fermetures tardives provisoires à 6 heures ou 8 heures du matin. Notre manque de folie, et surtout de lieux dédiés à la techno, est flagrant… » Bonne nouvelle quand même, une seconde édition du festival Paco Tyson aura lieu en avril 2018 !

Dans un estaminet de la rue Saint-Léonard, on a pris rendez-vous avec le collectif Abstrack, une trentaine de musiciens, vidéastes, graphistes, décorateurs ou simples militants de la fête, qui ont organisé l’an passé vingt-quatre événements musicaux, dont les Days, un rendez-vous disco-house, le dimanche après-midi, à l’Insula, un restaurant sur l’île de Nantes.

Pour que la musique électronique ne soit pas oubliée, le DJ et musicien Valentin « Vidock » Tisserandet, 24 ans, représente Abstrack au Conseil de la Nuit, une assemblée citoyenne lancée par la mairie en 2014, qui réunit autour de la table associations de riverains, cafetiers, et… tous ceux qui vivent la nuit – jusqu’à une association d’astronomes. Bonne idée, mais… pas tout à fait suffisante pour certains.

« Réfléchir ensemble sur la nuit, c’est très intéressant. Mais il serait temps de dépasser les effets d’annonces », rappelle Valentin « Vidock », avant de pointer un « angle mort » dans la politique culturelle de la ville : l’emprise phénoménale de divers organismes comme la Société d’aménagement de la métropole ouest Atlantique (Samoa), la chambre d’industrie et de commerces (CIC) ou le port Nantes-Saint-Nazaire, sur des milliers de mètres carrés en ville.

“Pourquoi ne pas organiser des événements dans l’ancienne usine Beghin Say ?”

« Elles ont la main sur des centaines de friches industrielles, où l’on pourrait organiser des festivals ou des fêtes provisoires, comme cela se fait dans tant de villes européennes. Il est loin, le temps ou le festival Les Allumés invitait des milliers de Nantais dans les friches de l’usine Lu ! Pourquoi ne pas organiser des événements dans l’ancienne Beghin Say sur l’île de Nantes ? » Pour mieux appuyer sa démonstration, Valentin Tisserandet ouvre l’application Google map sur son ordinateur portable. Que d’espaces vides, ou loués à des fins de stockage industriel, sur les bords de la Loire, et que de fêtes possibles !

S’il en est un qui a vu Nantes bouger ces dernières années, c’est bien Phillipe Clément, 54 ans, « le roi des nuits nantaises », comme l’écrivent Ouest France et Presse Océan. Ce fils de docker, ancien ouvrier sur le chantier naval Dubigeon, a ouvert il y a dix ans dans un ancien hangar à bananes, le LC club, la plus grande discothèque de la ville, (2 500 places). En ce dimanche après-midi, après avoir servi les touristes dans sa Cantine du Voyage à Nantes, il tire sur son clope, pensif. Il a du vague à l’âme. Dans quelques semaines il revendra son club. « Le clubbing à l’ancienne, avec un DJ employé à plein temps enchaînant les tubes entendus à la radio, c’est fini : désormais, le public veut des têtes d’affiches de la techno, débarquées de Berlin ou de Chicago. Il a aussi envie de soirées dans des lieux éphémères. »

Philippe Clément sait que pour ses repreneurs, quatre DJ et organisateurs de soirées techno, associés à un entrepreneur en bâtiment, la partie ne sera pas facile. Mais il leur fait confiance pour attirer un public curieux et avide de DJ stars, venu de tout le grand Ouest. « A Nantes, la cadence de la vie n’est pas la même qu’ailleurs », écrivait le surréaliste André Breton. Et la cadence techno ne semble pas près de s’arrêter non plus…

© Erwan Perron

État des lieux 2024

Après le rouleur compresseur COVID, inutile de dire que la scène électronique s’est retrouvée très endeuillée. Entre la fermeture de plusieurs établissements de nuit, l’arrêt de la vie locale et les artistes s’étant tournés vers d’autres secteurs, le secteur s’est retrouvé fragilisé et s’en est remis progressivement. Mettant en lumière le manque de moyens juridiques et financiers, les plus petites structures ont eu beaucoup de difficulté à s’en remettre, les plus grosses ont du investir pour retrouver leurs capacités. Le culturel, entre fragilité et force, ne manque néanmoins pas d’audace et d’envie pour voguer vers des eaux plus clémentes. En tête de podium nous avons le Warehouse, le CO2 et le Macadam qui tiennent l’underground de masse en matière de musique électronique. Des lieux « en dur » qui programment de très bonnes têtes d’affiches et permettent ainsi une satellisation de la vie nocturne avec d’autres lieux tels que le 44 Tours, Décadanse, Bras de Fer ou encore le Rond Point. N’oublions pas enfin le Lieu Unique qui milite depuis l’an 2000 à l’exploration d’une scène artistique bouillonnante et permet chaque week-end des soirées électro gratuites.